A propos des quotas de femmes

12 mars 2016

Version courte
Les droits de l’homme stipulent que nul ne doit être favorisé ou défavorisé à cause de la couleur de sa peau, de son sexe, de son orientation sexuelle, de ses croyances etc. La loi française fait précisément cela: sélectionner des humains en fonction de leur sexe. Précisons que les droits de l’homme sont inconditionnels : ils ne sont pas applicables “sauf si….” – il est interdit de torturer, point. La torture n’est pas acceptable lorsqu’elle poursuit un but louable. La sélection en fonction du sexe ne l’est pas davantage, quel que soit le but louable poursuivi (ici le rééquilibrage des hommes / femmes dans les fonctions X et Y).

Table
1. Introduction : les quotas de femmes

1.1. Discrimination positive
1.2. La discrimination positive en fonction du sexe inscrite dans la loi : descriptif
1.3. Propos du présent texte : exposition argumentée de mon avis
2. Préambule: sexisme “systémique”
3. Ma position
4. La discrimination positive est une discrimination
4.1. Deux types d’interlocuteurs
4.2. Démonstration
5. Les quotas insultent les femmes
6. Le politiquement correct ne discute pas et ainsi oblitère les Lumières
7. Motivation des quotas : représenter un groupe à la hauteur de sa présence dans la population
8. Autres discriminés et compétition victimaire
9. La République
9.1. Retour à l’Ancien Régime : la naissance détermine la position sociale
9.2. Les moyens républicains ont produit des résultats spectaculaires en un temps record
9.3. La République qui institutionnalise la discrimination se suicide
9.4. L’ethnicisation de la société


1. Introduction : les quotas de femmes

1.1. Discrimination positive

Il arrive de plus en plus fréquemment que la question de la discrimination positive soit posée, ou plutôt : imposée, dans la société en général et dans mon environnement professionnel en particulier. La discrimination positive favorise les membres d’un groupe de personnes donné en fonction de leur génitalité, de leur couleur de la peau, de leur orientation sexuelle, de leur confession, de leur ethnie, de leur intégrité physique et potentiellement de bien d’autres propriétés encore. Elle a comme but déclaré de réduire les inégalités et la discrimination en représentant dans les groupes sélectifs (chambres élues, instances de direction ou décision etc.) les ensembles de personnes ainsi définis en fonction du ratio qu’ils représentent dans la population.

1.2. La discrimination positive en fonction du sexe inscrite dans la loi : descriptif

Nous en sommes actuellement à la première étape de ce mouvement initié et imposé par l’idéologie dominante. Il concerne la cible la plus évidente et la plus facilement transformable en quotas : les femmes. Dans ce domaine, les communicants de l’idéologie dominante ont installé des mots à connotation positive tels la parité, l’égalité réelle, la gender balance ou encore l’affirmative action pour désigner la discrimination positive afin de faire disparaître le fait qu’il s’agit d’une forme de discrimination. Comme tant d’autres choses dans l’apanage de ce que l’on appelle la globalisation, ce mouvement vient du monde anglo-saxon et affecte toutes les sociétés – mais prend des formes particulièrement aiguës en France qui fait la course en tête dans l’application du code anglo-saxon. Il existe des quotas de femmes inscrits dans la loi dans de nombreux pays (voir le quota project), le plus souvent sous la forme de quotas concernant les personnes présentes sur une liste électorale (par exemple 50% des personnes sur une liste doivent être des femmes) et pénalisant financièrement les listes qui ne les respectent pas. C’était le cas de la France à l’étape précédente qui est désormais révolue : la loi électorale (modification de la Constitution du 8 juillet 1999, suivie de la loi du 6 juin 2000) impose des listes électorales “chabada” où les places sont alternativement occupées par un homme et une femme (ou l’inverse), et elle déclare irrecevables les listes qui ne respectent pas cette constitution (ces listes ne peuvent alors pas se présenter aux élections).

Le but poursuivi est ce que l’on appelle l'”égalité réelle” (ou “égalité du résultat“, inscrite également dans une loi), qui s’oppose à l’égalité tout court, celle qui est inscrite sur le fronton des bâtiments de la République, et qui concerne l’égalité des chances. L’égalité réelle, discriminatoire lorsqu’elle est imposée, est désormais confondue à dessein avec l’égalité (des chances), qui lutte contre les discriminations. Les communicants jouent encore ici avec les mots, en en usurpant un pour lui donner le sens inverse de qu’il veut dire. La confusion est installée avec succès : la discrimination positive est promue puisqu’on ne peut être contre l’Egalité et que tout le monde sait que l’Egalité est une valeur de la République qu’il faut défendre. Donc si on est pour l’égalité réelle on pense être pour la République et contre la discrimination – quand en réalité on la promeut.

Dans le domaine électoral, l’égalité réelle imposée par la loi électorale conduit à des corps élus où siègent effectivement 50% d’hommes et 50% de femmes. Les premières élections générales qui ont été organisées selon ce mode ont été les élections Départementales (anciennement cantonales) en mars 2015. Cela a nécessité la division par deux du nombre de cantons afin d’arriver à un nombre de sièges à l’assemblée départementale inchangé par rapport à l’existant puisque l’égalité réelle est imposée par le fait qu’il y ait pour chaque canton une femme et un homme élus (alors qu’avant il n’y avait qu’un(e) élu(e) par canton). Il y a donc eu une fusion massive de cantons avec des conséquences majeures sur le paysage comme la perte de représentation des cantons à faible population (typiquement ruraux), qui auparavant avaient un(e) élu(e) et dans le nouveau système sont fusionnés avec un canton voisin à forte population qui noie ses voix. Cette fusion de cantons a été critiquée par une bonne partie de la classe politique, mais qui n’a pas osé identifier l’origine de ce bouleversement, i.e. l’égalité réelle dans un scrutin majoritaire. Car toute mise en cause de l’idéologie dominante, de la pensée unique, vaut sanction sociale immédiate et sans discussion.

Selon le quota project mentionné supra, la France est le seul pays en Europe à imposer l’égalité réelle par une disposition législative (je n’ai pas vérifié tous les pays mentionnés sur le site, peut-être est-elle le seul pays au monde). Forcer une société entière dans la camisole de cette égalité réelle produit des fleurs exotiques – dommages collatéraux diront ses promoteurs – nous en avons rencontré une supra, la fusion des cantons. Parmi le bouquet compte également le fait que dans certains cas des élu(e)s sont empêché(e)s de siéger – sic.

Au sein de l’Université, cela arrive lorsque le Conseil Académique (qui désormais réunit les anciens CEVU et CS) siège en formation restreinte aux enseignants-chercheurs (c’est-à-dire sans les personnels administratifs et techniques ni les étudiants) afin d’examiner des questions individuelles relatives au recrutement, à l’affectation et à la carrière des enseignants-chercheurs. Le scrutin par liste (chabada) dans les différents collèges électoraux (qui sont nombreux en fonction de la catégorie de personnel et de leur diplôme) ne permet pas d’arriver à l’égalité réelle dans l’assemblée élue : si dans 15 collèges électoraux qui souvent concourent pour un, deux ou trois sièges seulement, toutes les listes ont en première place un homme (le sexe de la tête de liste n’étant pas encore réglementé par la loi), il y aura dans les collèges à un siège uniquement des hommes élus, et dans les collèges à trois sièges, deux hommes et une femme (et vice-versa si les têtes de liste sont des femmes). Le Conseil Académique peut donc, selon le jeu électoral et le sexe des têtes de liste, parfaitement comporter un nombre inégal d’hommes et de femmes. Visiblement l’idéologie dominante n’a pas trouvé de moyen pour empêcher cela, et laisse courir ici (ce qui est étonnant). Mais lorsque le Conseil Académique siège en formation restreinte aux enseignants-chercheurs, le législateur impose la parité hommes-femmes (loi du 23 juillet 2013, article 50 modifiant l’article L. 712‑6‑1 du code de l’éducation). Le décret du 9 juillet 2014 règle la procédure mise en place pour éliminer des élu(e)s : le président du Conseil Académique propose selon son bon vouloir une liste paritaire hommes-femmes choisis parmi les élu(e)s (si la totalité des élus n’est pas paritaire homme-femmes, et en maximisant le nombre de personnes sur la liste proposée). D’autres listes peuvent être proposées par les élu(e)s, et dans ce cas un vote détermine quel(le)s élu(e)s sont éliminé(e)s.

On constate donc que la loi française organise la discrimination en fonction du sexe lors de la formulation des candidatures (la constitution des listes n’est pas libre) et dans certaines situations va jusqu’à déchoir des élu(e)s de leur mandat électif parce qu’ils appartiennent à un sexe donné. La République Française s’est ainsi hissée au niveau de la République Islamique d’Iran où les candidats à la candidature sont ou non admis à concourir par le Conseil des Gardiens de la Constitution, qui juge selon son bon vouloir en cherchant notamment à déterminer le dévouement du candidat à l’Islam. L’accès à la candidature est restreint dans les deux cas, les critères sont diffèrents : la génitalité en France, la religion en Iran.

Cette introduction du sexisme dans la loi française a été accompagnée d’un silence assourdissant : aucune voix ne serait-ce qu’un peu audible ne s’est levée pour protester ou contester cette violation flagrante de tous les principes démocratiques, républicains et des droits de l’homme (voir l’argumentaire infra).
Ce silence est la mesure de la puissance et du pouvoir total qu’a l’idéologie dominante actuellement.

1.3. Propos du présent texte : exposition argumentée de ma position

Au sein de l’Université et plus généralement dans l’enseignement supérieur et la recherche, en dehors de toute élection où la loi impose la parité (conseils centraux des Universités et de toutes les structures électives en son sein, comités de recrutement etc.), la question de la représentation des femmes est désormais systématiquement posée à chaque instant et à chaque décision à prendre : donner un nom à une rue, à un bâtiment, à un amphithéâtre, choix non-électifs des fonctions de décision / direction, définition de l’ensemble des candidats retenus pour audition lors des recrutements (qui n’est pas – pas encore – réglementé par la loi), choix des conférenciers invités lors de l’organisation de colloques, choix des lauréats d’un prix, choix du représentant d’un groupe auprès d’un autre groupe etc.

Je suis donc confronté en permanence avec cette question, en tant que membre de la communauté universitaire et surtout dans mes diverses fonctions dans l’administration de la recherche et de l’enseignement (je suis actuellement directeur de la Maison des Sciences de l’Homme et de la Société Sud-Est, MSHS SE). Lors des échanges avec les collègues, je dis invariablement, à chaque fois que la question est soulevée (mais je ne la soulève pas), que je suis contre toute forme de discrimination – toute forme –, et donc défavorable à la discrimination positive et aux quotas. Puis ajoute que je ne signerai aucun document ni ne ferai aucun acte qui les promeuve.

Cette position suscite le plus souvent, en France et ailleurs, une incompréhension profonde, au point que mes interlocuteurs pensent parfois ne pas avoir bien compris ce que j’ai dit. Lorsque je réaffirme ma position et que personne ne peut plus croire à un malentendu, la réaction est typiquement l’incrédulité, parfois suivie d’une réprobation se manifestant par l’indignation morale. Incrédulité puisque mes interlocuteurs sincèrement ne comprennent pas comment quelqu’un puisse avoir un avis divergent du leur dans ce domaine et affirmer que les quotas représentent une discrimination (positive), quand tout le monde sait qu’ils existent pour, justement, lutter contre la discrimination. Réprobation et indignation puisque seuls les réactionnaires de droite, ou d’extrême droite, les ennemis de l’humanisme qui se mettent en travers du progrès peuvent ainsi continuer à vouloir discriminer les femmes, ou à tolérer leur discrimination. Enfin, il y a aussi des cas où un échange d’arguments a lieu dans un climat constructif.

En tout cas il est difficile, dans une réunion, en sa marge ou après elle, d’expliquer une position qui nécessite un développement argumenté un peu plus fourni. C’est la raison d’être du présent texte, auquel je peux désormais renvoyer mes interlocuteurs.

 

2. Préambule: sexisme “systémique”

Il existe des études qui disent montrer, dans des conditions expérimentales contrôlées, qu’à compétence égale les humains ont tendance à favoriser certains canons : hommes (plutôt que femmes), blancs (plutôt que noirs), non-musulmans (plutôt que musulmans), peut-être d’autres propriétés (mais qui doivent être “visibles”, i.e. déterminables sans qu’il soit nécessaire de demander aux candidats, ce qui serait le cas de l’orientation sexuelle par exemple). Ce choix biaisé, disent ces études, existe en parfaite indépendance de la volonté de ceux qui les font (qui peuvent se définir en tant qu’anti-sexistes, anti-racistes etc.), et concerne les groupes favorisés (hommes, blancs, non-musulmans) aussi bien que les groupes défavorisés qui y sont autant assujettis (femmes, noirs, musulmans). Il s’opère donc de manière inconsciente, et c’est ce que certains appellent, pour ce qui concerne le genre, le “sexisme systémique”.

Avant d’affirmer qu'”il a été démontré que…”, il faudrait encore appliquer la circonspection habituelle qui est de mise face aux études expérimentales (en SHS) : quelle est la motivation de l’auteur (qui trouvera ce qu’il a envie de trouver avant qu’il ait cherché) ? Est-ce que les mêmes résultats ont été obtenus par un auteur qui a cherché à démontrer que ce biais n’existe pas ? De quel groupe (socio-économique, âge etc.) les participants sont-ils représentatifs ? Y a-t-il des facteurs pertinents qui n’ont pas été pris en compte ?

Il y a toutes les raisons de penser que ces études ont raison : il s’agit d’un héritage culturel qui reflète l’état et le fonctionnement de la société il y a peu de temps encore et dont une partie était alors inscrite dans la loi (il y a 20 ou 30 ans seulement pour ce qui concerne le sexisme). Cet héritage est toujours ambiant et se moque des décisions et attitudes conscientes des individus. La psychologie évolutionniste étudie ces cas où non seulement des propriétés physiques sont transmises à travers les générations, mais également des attitudes et comportements. Il serait très étonnant qu’il en fût autrement.

Retenons donc la réalité du sexisme systémique, le fait qu’il opère inconsciemment et donc que personne n’en est responsable ni coupable. Il en va de même avec tant d’autres propriétés telles l’attitude a priori favorable qu’ont les humains envers des personnes qui sont nées au même endroit qu’eux ou encore l’importance qu’on accorde à la parole de porteurs de fonctions qui avaient (ou ont) une forte légitimité sociale (prêtres, notaires, porteurs d’uniforme, hauts fonctionnaires, chefs d’entreprise etc.). Tout cela est bien connu et banal, et on ne voit pas comment il pourrait en être autrement.

3. Ma position

Je suis contre toute forme de sexisme. Je dis bien toute forme, car l’idéologie dominante m’oblige à rendre explicite ce qui devrait être évident et trivial : le fait qu’il en découle que je me refuse à pratiquer le sexisme, quel qu’il soit, quelle que soit la raison qui puisse l’auréoler, et quelque louable soit le but qu’il cherche à atteindre. La fin ne justifie pas les moyens. J’ajoute encore que le sexisme est un choix binaire et catégoriel et non pas graduel ou violable : un peu de sexisme est sexiste et intolérable autant que beaucoup de sexisme.

L’idéologie dominante pense en revanche que la fin justifie les moyens : elle organise le sexisme qui discrimine un groupe dans le but de diminuer le sexisme qui en frappe un autre. Cette attitude est caractéristique de la pensée unique qui afin d’atteindre ses objectifs et sans pour l’instant rencontrer aucune résistance passe le bulldozer sur tout – ici la démocratie, les Lumières, la République et les droits de l’homme. Les droits de l’homme stipulent que nul ne doit être favorisé ou défavorisé à cause de son sexe, de la couleur de sa peau, de sa confession etc. Cette affirmation est absolue : elle ne dit pas que nul ne doit être favorisé ou défavorisé à cause de son sexe, sauf si c’est dans un but louable qui est jugé plus important que l’atteinte portée à la personne frappée de discrimination sexiste. Ce sauf n’existe pas, comme il n’existe pas pour les autres affirmations des droits de l’homme tels la dignité humaine inviolable ou l’esclavage : l’attitude “d’accord ce n’est pas bien de réduire quelqu’un à l’esclavage, mais bon si c’est dans un but louable supérieur c’est admissible” relève d’une ignominie caractérisée à l’avis de tous – surtout si le but supérieur invoqué est, justement, de diminuer l’étendue de l’esclavagisme. Il est absurde de vouloir lutter contre l’esclavagisme qui frappe un groupe en y réduisant un autre groupe. C’est pourtant ce que les défenseurs des quotas promeuvent : la discrimination basée sur le sexe est admissible dès lors qu’il sert le but supérieur de diminuer cette discrimination.

Le sexisme, ouvert et conscient ou systémique et inconscient, est bien réel (comme tant d’autres discriminations) et il faut évidemment chercher à le diminuer – c’est l’injonction entre autres choses des droits de l’homme. Il devrait être tout aussi évident que cela ne peut se faire que dans le cadre des acquis de notre civilisation que sont les droits de l’homme, les Lumières, l’Egalité, la démocratie et la République. Il est un signe de décadence généralisée qu’il faille seulement protester de ce fait, et qu’il soit nécessaire d’argumenter pour montrer que les quotas imposés par l’idéologie dominante violent tous ces principes et ceci – les mots n’ont pas de sens – en inscrivant ces mêmes principes sur leurs drapeaux. Si on a compris que la discrimination est abjecte, on ne la pratique pas. Par principe (qui est donc inviolable), et par cohérence intellectuelle.

Par conséquent, je suis en faveur de toute idée, mesure, attitude qui permette de lutter contre le sexisme, affiché ou systémique, qui n’induise pas la discrimination d’autrui. Je suis en revanche opposé à toute mesure qui produit ou organise la discrimination, dont notamment toute forme de quota. Pour cette raison je pense que la présence au sein d’un groupe sélectif donné (assemblée élue, conférenciers invités à un colloque, direction d’une instance quelconque) de femmes (ou d’hommes, de noirs, d’homosexuels, de handicapés, de musulmans, protestants ou quelque autre communauté d’individus) n’est pas en soi une vertu et ne doit surtout pas figurer dans une quelconque règle du jeu (loi, décret, statuts, règlement intérieur etc.).

Si on a compris que le meurtre est insoutenable, on ne le pratique pas. Notre civilisation a mis quelque temps à abolir la peine de mort, la torture et l’esclavagisme, mais elle y est arrivée, au moins dans le verbe, i.e. la loi. Celle-ci fixe un idéal – le rapport entre cet idéal et la réalité est ensuite une question indépendante. Même les Etats qui pratiquent la torture ouvertement et la revendiquent comme Israël (en invoquant un intérêt supérieur) ne l’inscrivent dans aucune loi ou autre texte. L’inscription de l’abjection dans le texte officiel d’une institution rend vaine toute tentative de lutter contre cette abjection (voir section 9.3). La discrimination de la femme a été pendant longtemps inscrite en toute lettre dans la loi (de mille et une façons), et nous venons tout juste, après des luttes acharnées qui ont fini par emporter le morceau, de dépasser ce stade en nous hissant à un niveau où aucun texte officiel ne discrimine plus les femmes (ni les hommes de couleur, ni les homosexuels etc.). Reste à lutter contre la discrimination dans les faits, mais sans abandonner l’acquis précieux et frêle que nous avons mis si longtemps à construire. Les quotas inscrits dans la loi font exactement cela : ils nous rétrogradent dans cet état honteux où la règle du jeu, et l’institution qui l’applique, discriminent des personnes en fonction de leur sexe.


4. La discrimination positive est une discrimination

4.1. Deux types d’interlocuteurs

Dans mon expérience il y a deux types d’interlocuteurs lorsqu’il est question de quotas : ceux qui sont victimes ou acteurs de la propagande omniprésente vendant la discrimination pour une mesure antidiscriminatoire. Ils pensent sincèrement que les quotas ne discriminent personne puisqu’ils sont faits pour lutter contre la discrimination.

L’autre type d’interlocuteurs sait et revendique que les quotas installent et organisent la discrimination à grande échelle, mais pensent qu’il s’agit là d’un moindre mal par rapport à la situation actuelle. C’est donc le raisonnement de l’intérêt supérieur qui justifie bien quelques dommages collatéraux. Il abaisse tous les principes à des variables d’ajustement qui certes représentent des valeurs à défendre, mais doivent s’incliner face à un enjeu qui est jugé plus important. Ces interlocuteurs sont parfaitement impassibles et confiants lorsqu’on leur dit que les quotas violent tous les principes évoqués. Les droits de l’homme suspendus ? D’accord, mais c’est pour la bonne cause et donc légitime.

La démocratie aménagée en abolissant la libre constitution des candidatures et en imposant au peuple la représentation de telle ou telle catégorie de personnes puisqu’on sait mieux que le peuple qui doit siéger dans une assemblée ? Oui mais c’est pour le bien du peuple, qui ne saisit pas bien les enjeux. Les experts – qu’autrefois on appelait les élites – sont mieux placés pour cela puisqu’ils ont fait des études et sont éclairés.

La République ne reconnaît pas de catégories de citoyens fondées sur le sexe, la couleur de la peau, la confession etc. ? Qu’à cela ne tienne, les experts savent non seulement qu’il est dans l’intérêt supérieur de la République de compartimenter les citoyens en catégories et de les traiter de manière différente en fonction de leur appartenance à une communauté – ils savent également quelles catégories il est pertinent d’invoquer : les femmes maintenant, puis les autres groupes sur la liste d’attente (selon la couleur de la peau, l’orientation sexuelle etc., voir section 8). Il est certain en revanche que la distribution de la richesse ne sera jamais un critère qui fonde une catégorie de citoyens à laquelle on accorde des droits spécifiques ou une représentation imposée dans des assemblées élues : les pauvres ne sont pas discriminés, s’ils sont pauvres c’est de leur faute puisqu’ils ne font pas le nécessaire pour être riche – le marché a décidé et cette décision est sans appel. Et surtout, l’Etat ne s’ingère pas dans ce que le marché décide.

Les Lumières qu’on fait mentir en revenant à l’Ancien Régime où la naissance donnait des droits et primait sur l’argument et la compétence ? Pas grave puisque la cause des femmes est plus importante que les vieux principes du 18e siècle qui sont bons pour l’enseignement de l’histoire mais parfois ne sont plus adaptés aux exigences d’une société moderne et progressiste.

La République et l’Egalité inscrite sur le fronton de nos bâtiments bafouées ? Certes, mais dans un but louable – et d’ailleurs il suffit d’apporter une petite modification à sa définition qui remplace l’Egalité des chances, surannée et ringarde, par l'”égalité réelle” (ou “égalité du résultat”, voir section 1.2), et voilà que le tour est joué : l’Egalité est respectée. Une opération de dénomination qui joue avec un mot en lui assignant un contenu différent qui abolit d’un trait de plume ce que des générations ont appris à l’école depuis plus de 200 ans réussit ainsi à éliminer un pilier de la République. Pourquoi ne pas alors inventer la “torture réelle” ou l'”esclavagisme réel”, qui se substituent à la torture et à l’esclavagisme, notions ringardes, en disant qu’il n’y a pas de problème à les pratiquer tant qu’on ne s’adonne qu’à certaines formes de torture et d’esclavagisme ?

C’est ce que j’appelle passer le bulldozer sur tous les principes : quel que soit l’argument invoqué, les partisans des quotas diront simplement que le but poursuivi est plus important et passent l’objection par pertes et profits. Rien n’est jamais absolu, tout est variable, négociable et surtout graduel. Sauf, bien entendu, le marché qui, lui, est dieudonné.

4.2. Démonstration

A l’intention de ceux qui croient sincèrement que les quotas ne discriminent personne puisqu’ils sont faits pour lutter contre la discrimination, il est nécessaire de démontrer que la discrimination positive est une discrimination.

C’est fort simple : de par le processus de sélection habituel, une personne de génitalité A est jugée plus compétente ou plus adéquate qu’une personne de génitalité B, mais c’est celle-ci est choisie puisqu’il faut respecter un quota. Ce quota pourra prendre la forme qu’il voudra (30% de génitalité A/B, 50%, “pas 100% d’une génitalité donnée” etc.), la personne plus compétente mais ayant la génitalité qu’il ne faut pas et qui pour cette raison n’aura pas été choisie est discriminée. C’est l’existence en soi d’un quota ou d’une restriction quelconque qui est sexiste, raciste, homophobe etc.

Il va de soi que les quotas, aveugles, conduiront à la discrimination de femmes autant que d’hommes. Je rapporte quelques cas concrets de mon vécu universitaire en section 9.3.

5. Les quotas insultent les femmes

Après avoir posé le débat, relevons d’abord un point évident : le message porté par les quotas insulte les femmes. Il est insultant d’être choisi à cause de sa génitalité et non pas parce qu’on a quelque chose à dire. Et il en va de même, bien sûr, pour la situation inverse, lorsqu’un homme est choisi dans ces conditions. Les quotas, quels qu’ils soient, insultent ceux qui sont choisis pour autre chose que leur compétence.

6. Le politiquement correct ne discute pas et ainsi oblitère les Lumières

Inscrivons ensuite les quotas de femmes dans le contexte plus large du politiquement correct : ils en sont le bélier. Le propre du politiquement correct, ou de la pensée unique, est de ne pas pratiquer l’échange d’arguments. L’indignation morale (et le sentiment de sa propre supériorité morale) remplace le raisonnement. On a tort ou raison non pas parce qu’on a tort ou raison (ce que préconisent les Lumières) – non. On a tort parce qu’on ne se plie pas au canon des prescriptions et interdictions édictées par l’idéologie dominante. Et on a raison si on obéit. Il n’y a plus besoin de savoir pourquoi telle chose est bonne ou mauvaise, il suffit de savoir qu’elle l’est. Par conséquent, on n’a pas besoin de faire marcher son cerveau pour se confronter à une autre opinion, ni donc d’échanger des arguments. Ce confort est un atout important duquel jouent tous les systèmes totalitaires : l’individu n’a pas besoin de se fatiguer pour savoir par ses propres moyens intellectuels ce qui est bon et ce qui est mauvais. On le prend par la main, et tel le chien de Pavlov toute déviance déclenche une réprobation immédiate et sans appel.

Il n’y a qu’une seule opinion possible, et quiconque ne l’observe pas est condamné sans autre procédé. Condamné moralement d’abord, ensuite socialement, et si possible légalement : l’idéologie dominante a réussi à ré-inscrire le délit d’opinion dans la loi française (après qu’il en fut expulsé par les Lumières), qui désormais sur certains sujets, dont le nombre va croissant, prescrit comment il faut penser. Ainsi dans le pays de Voltaire (et dans ce pays seulement : le politiquement correct ailleurs a du retard), émettre une opinion différente de celle que la bien-pensance a fixée au sujet de la shoah, de l’esclavagisme et bientôt (annonce faite par le Président de la République) de l’orientation sexuelle et du handicap est un délit puni par la loi. On a aussi assisté à des arrestations et condamnations massives pour délit d’opinion au lendemain des assassinats dans la rédaction de Charlie Hebdo suite auxquels toutes les manifestations et le discours public se faisaient au nom de la liberté d’expression. Ou encore, autre fait divers passé par pertes et profits, on a vu Manuel Valls, alors ministre de l’intérieur, décider (sous les applaudissements généralisées bien sûr) ce qui est de la culture et ce qui ne l’est pas au sujet d’un spectacle qu’il souhaitait interdire.

Ce qui reste, alors, pour expliquer le comportement des personnes déviantes est la psychiatrie : s’il n’a pas compris, il devrait se faire soigner, ou alors il a eu un problème avec son père / sa mère quand il était petit. Quiconque n’obéit pas est sous le soupçon de la maladie mentale. L’option qu’il ait juste une opinion différente n’existe pas, puisqu’il n’y en a qu’une. Ainsi dans certains milieux il n’y a que deux possibilités lorsque l’on critique l’action du gouvernement israélien : ou bien on est antisémite (cas des non-juifs), ou alors on est un self-hating jew, donc dérangé mentalement (cas des juifs). Noam Chomsky est régulièrement placé dans cette dernière catégorie, tout comme il a fait l’objet de vitupérations lorsqu’il s’est exprimé en faveur du fait que Robert Faurisson, qui niait l’existence des chambres à gaz, puisse exprimer son point de vue sans être inquiété par la loi.

Ce système totalitaire est celui du Moyen-Âge : la vérité est révélée, et quiconque y contrevient est puni sans discussion, sans échange d’arguments, puisqu’on ne peut discuter la vérité lorsqu’elle est révélée. Le schéma explicatif pour les personnes déviantes est également partagé : les actes hérétiques sont dus à l’action du diable, qui a pris possession des sorcières, et les pécheurs se sont laissé tenter par belzébuth. Enfin, le mode opératoire est aussi le même : au Moyen-Âge les prescriptions et interdictions étaient écrites – mais comme la population ne savait pas lire (et que la bible était interdite aux profanes), elles n’étaient véhiculées qu’oralement à travers l’espace social. Il en est ainsi de nouveau : on ne peut commander en librairie les prescriptions et interdictions de la bien-pensance. La norme n’est pas écrite et elle n’a pas d’auteur – mais elle est ubiquitaire et évolue seulement dans l’espace social.

L’idéologie dominante est donc la religion moderne. Et, par conséquent, la négation des Lumières, qui prônent que c’est la discussion et l’échange d’arguments qui seuls déterminent qui a tort et qui a raison. Elles considèrent également que c’est seulement lorsqu’un individu a compris par son intellect qu’il a tort ou raison qu’on enregistre un progrès : faire avouer quelqu’un qu’il a tort sous la torture ne veut pas dire qu’il a tort ni surtout n’élimine ce tort de la terre ou de la personne qui a avoué – tout au contraire. Pour qu’un mal disparaisse, la seule manière de faire, disent les Lumières, est de faire comprendre à chacun qu’il s’agit d’un mal. L’idéologie dominante en revanche, fidèle à son caractère totalitaire, obscurantiste et moyenâgeux, choisit la police politique qui punit mais ne discute pas. Et est assez outrecuidante de croire que ce contre quoi elle se bat va disparaître sous la contrainte et en affublant ses protagonistes de dérangement mental.

Si le sexisme, le racisme, l’homophobie et les autres maux de ce type ne disparaîtront jamais de la surface de la terre puisqu’elles font partie de l’humain, on peut espérer les diminuer, oui, et la seule manière de faire qui soit moralement acceptable et ait quelque chance de réussite est celle des Lumières et de la République. La propagande bien-pensante considère que cette méthode est trop encombrante, trop fastidieuse, pas assez rapide et inefficace. Ce n’est pas vrai (voir section 9.2).

Du reste, les contours du système mis en place par le politiquement correct que nous venons de voir sont exactement ceux du système décrit par Noam Chomsky dans Manufacturing Consent. On définit d’autorité et sans discuter un espace d’opinions licites. Tout ce qui se meut à l’intérieur de ses bornes est admis et peut être discuté, des arguments sont échangés et les Lumières règnent peu ou prou. En revanche, ce qui se situe en dehors de cet espace est, selon les cas, activement ignoré, criminalisé, affublé de dérangement psychique, poursuivi, calomnié et ridiculisé.

7. Motivation des quotas : représenter un groupe à la hauteur de sa présence dans la population

La motivation qui est explicitement ou implicitement mise en avant pour justifier les quotas est la suivante : les femmes doivent occuper la moitié des sièges dans les groupes constitués puisqu’elles représentent la moitié de l’humanité. Cette logique est controuvée puisque, à supposer que l’on veuille représenter les femmes proportionnellement, l’ensemble de référence n’est pas la population mais, pour chaque groupe constitué et sélectif, le vivier des candidats et la proportion des femmes en son sein. Si par exemple il y avait parmi les physiciens d’une université trois femmes et 97 hommes, la représentation statistiquement attendue des femmes au sein d’un groupe sélectif ayant quatre sièges serait bien inférieure à 50% des sièges. Si en revanche il y avait un vivier de 60 femmes et 40 hommes, une sélection purement masculine à quatre sièges n’est pas ce qui est statistiquement attendu.

Et cette logique qui corrèle la représentation d’un groupe dans un ensemble sélectif à son occurrence dans la population suppose bien sûr que toutes choses sont égales par ailleurs, i.e. que tous les individus se valent. Cela est rarement le cas : si par exemple l’ensemble sélectif est censé regrouper les spécialistes de la physique des particules, tous les physiciens et toutes les physiciennes ne sont pas également compétents. La logique en question qui a comme unique groupe de référence la population repose donc sur l’idée absurde que tous les individus se valent, ou alors que la compétence des individus ne doit jamais jouer aucun rôle – ce qui est tout autant consternant. Quelques effets de cette logique sont décrits en section 9.3.

Autre démonstration par l’absurde : ramenons cette idée selon laquelle un groupe sélectif doit représenter les ensembles d’individus qui partagent une propriété (génitalité, couleur de la peau, ethnie, orientation sexuelle etc.) en fonction de leur ratio dans la population à l’échelle mondiale. Il devrait alors y avoir dans tous les colloques, disons de linguistique, une prépondérance d’invités chinois et indiens. Or le vivier de candidats linguistes venant de Chine et d’Inde n’a – proportionnellement – aucun rapport avec leur ratio dans la population mondiale : la linguistique est moins développée dans ces pays qu’ailleurs.

Ce chiffre “50-50 puisque la population est ainsi”, inscrit désormais dans la loi (électorale et universitaire) française, en est donc un qui ne veut rien dire. Pour un groupe sélectif à l’université autant qu’en général, et ce pour une autre raison encore : il y a davantage de femmes que d’hommes qui souhaitent élever leurs enfants en restant à la maison et donc diminuent le nombre de candidates à tel ou tel groupe sélectif de la vie active ou sociétale, ou à des emplois. Mais bien sûr la police politique ne surveille pas seulement des hommes, elle s’occupe aussi des femmes, à qui on explique qu’il est très vilain et pas gentil et contre leurs intérêts d’élever leurs enfants en restant chez elles dans un foyer traditionnel. Elles aussi sont en quelque sorte dérangées, elles n’ont pas bien compris, elles perpétuent l’image traditionnelle qu’il faut combattre et il faut leur ré-expliquer comment fonctionne la vie – leur vie. La biologie crée la relation mère-enfant si particulière que jamais aucun homme ne partagera de près ou de loin, quel que soit le nombre de couches qu’il changera. Cette relation a des conséquences sociales qui sont aussi immuables que leur cause biologique : la mère aura davantage que le père envie de rester auprès de l’enfant. Comme le modèle traditionnel, l’idéologie dominante aujourd’hui a décidé qu’il n’y a pour la femme qu’un seul rôle qui vaille, la différence étant la nature de ce rôle : on acculait jadis la femme à demeurer au foyer quand on l’enjoint aujourd’hui de le quitter.

8. Autres discriminés et compétition victimaire

La motivation de base pour l’installation des quotas de femmes est la discrimination, explicite ou systémique, dont elles font l’objet. Mais elles ne sont évidemment pas le seul groupe qui soit discriminé. Quid alors des autres groupes d’individus qui selon l’entendement général subissent des discriminations ? Il a été rappelé au point précédent l’idée selon laquelle il faut qu’il y ait dans un groupe sélectif, pour un ensemble d’individus partageant une propriété donnée, un nombre de sièges proportionnel à sa présence dans la population : la revendication “50-50 hommes-femmes” existe seulement sur cette base.

Les défenseurs de ce raisonnement devraient l’appliquer à tous les autres groupes discriminés – et on peut songer à l’étendre à tous les groupes au nom de la “diversité” qui est encensée par l’idéologie dominante : il n’y a pas de raison à ce titre pour laquelle les éleveurs de lapin n’aient pas de voix au prorata de leur nombre dans la population. Mais même si on veut bien se restreindre aux groupes subissant une discrimination, la liste est longue : personnes ayant une certaine confession, couleur de la peau, orientation sexuelle, provenance géographique, handicap, peut-être habitude alimentaire, etc.

Ceux qui pensent qu’il y a lieu de chercher à diminuer la discrimination des uns en la pratiquant à l’encontre d’autres ne devraient pas sélectivement porter leur effort sur les femmes. S’ils veulent être cohérents, il faudra qu’ils promeuvent par la discrimination positive tous les groupes discriminés. Il y aura alors quelques obstacles à surmonter, parmi lesquels le fait qu’on connaît ce prorata pour les femmes, 50% à peu près, alors que pour d’autres catégories on ne le connaît pas et donc aura du mal à calculer les dixièmes de sièges qui leur reviennent. Les sièges au sein d’un groupe sélectif de quatre personnes par exemple seront ainsi coupés en petits morceaux réservés à tel ou tel groupe, et il sera intéressant de voir comment on trouvera une personne, non-divisible en dixièmes mais pouvant cumuler les appartenances aux groupes à réservation, qui représente un choix mathématiquement correct.

Se pose ensuite le problème que les membres de certains groupes discriminés sont identifiables de visu ou par d’autres moyens comme le prénom (encore que…), alors que d’autres groupes ne portent pas sur le fronton leur appartenance. Les femmes et les personnes de couleur font partie de la première catégorie, les homosexuels/lesbiennes et les musulmans de la seconde. A supposer qu’on connaisse leur proportion dans la population, il faudra encore pour cette dernière catégorie demander aux candidats à un groupe sélectif qu’ils déclinent leur orientation sexuelle et leur confession – et on peut se heurter à un refus. Mais même pour les femmes, les choses sont désormais moins claires qu’elles ne l’étaient : Facebook recense plus de 50 identités sexuelles, et le concept de “gender” qui est bien celui de la “gender balance” de notre débat, est entièrement basé sur l’idée que l’identité sexuelle est exclusivement sociale et n’a aucun rapport avec la biologie – laquelle identité peut donc fluctuer dans le temps ou être indécise (“gender-fluid”).

Se pose enfin la question de la protection des groupes discriminés relativement à leur degré de discrimination. Car un groupe très discriminé pourra revendiquer davantage de protection qu’un groupe peu discriminé. Cette question de la compétition victimaire est débattue aux Etats-Unis : s’estimant au moins aussi discriminés que les femmes, d’autres groupes s’organisent pour contester le privilège des femmes à être protégées.

Les partisans de quotas répondront peut-être que la protection des femmes n’est qu’un premier pas, et qu’il faudra à terme protéger aussi les autres groupes. Dans ce cas, il sera utile de le dire, et aussi de préciser les conditions qui déterminent le moment où les autres groupes discriminés seront protégés par des quotas, comment il conviendra d’arrêter la liste des groupes qui doivent être protégés et comment se feront les calculs pour savoir quel groupe peut prétendre à combien de sièges, et si une personne qui fait partie de plusieurs groupes (p.ex. femme noire musulmane lesbienne handicapée) devrait être prioritaire.

Enfin, la réponse “il faut bien commencer quelque part” qu’on entend typiquement lorsque la question de la protection sélective des femmes est soulevée a encore une conséquence que ceux qui la font ignorent : sélectivement protéger les femmes est activement discriminer les autres groupes – en faveur des femmes. Prenons l’exemple d’un groupe sélectif fait de dix personnes qui est composé, selon les règles habituelles de sélection basées sur la seule compétence, de huit hommes et deux femmes, dont deux hommes noirs. Un quota 50-50 hommes-femmes conduira au remplacement de trois hommes par trois femmes. Or dans chacun de ces groupes, i.e. les trois hommes partants et les trois femmes les remplaçant, les noirs seront discriminés selon le procédé habituel, conscient ou systémique, puisqu’ils ne sont pas protégés. Les deux hommes noirs présents au début auront donc toutes les chances à être parmi les trois hommes qui quittent l’assemblée, et parmi les trois femmes qui la rejoignent il est probable que la discrimination contre les noirs fera en sorte qu’elles seront toutes trois blanches. L’effet global sera donc que ce ne sont pas seulement des hommes qui seront discriminés par le quota – mais des hommes noirs. L’application du quota en faveur des femmes sans que les noirs soient protégés par un autre quota produira donc une assemblée lavée tout blanc de laquelle les noirs, auparavant certes discriminés mais présents, auront été évincés au profit des femmes.

Il s’agit encore ici d’un effet trivial de cette idée étrange, réfutée mille fois dans la littérature et dans l’histoire, qu’on puisse changer les choses en faisant fi de l’Egalité. Chercher à sélectivement réparer la discrimination d’un seul groupe assujettit tous les autres groupes à davantage de discrimination.

9. La République

9.1. Retour à l’Ancien Régime : la naissance détermine la position sociale

La République, et tout particulièrement la République Française, est fondée sur l’Egalité, ce qui a les deux conséquences suivantes (parmi d’autres) :

1. les individus sont égaux en droits à la naissance. Aucun privilège n’est accordé ou refusé en fonction de la couleur de la peau, la confession, la génitalité, la raison sociale des parents etc. Les privilèges sont accordés ou refusés uniquement en fonction du mérite.

2. les inégalités de naissance sont appelées à être neutralisées autant que faire se peut par l’action de l’Etat. Classiquement, cela concerne la fortune des parents, la discrimination par la couleur de la peau, la confession ou la provenance géographique ; plus récemment, le focus s’est élargi à juste titre à la génitalité et à des propriétés qui ne dépendent pas (uniquement ou nécessairement) de la naissance comme l’orientation sexuelle ou le handicap.

Ainsi la République ne connaît pas d’ethnies, de couleur de la peau, de confession, de génitalité etc. Elle s’oppose en cela au régime politique qui dans les temps modernes l’a précédée et qu’elle a combattu : l’Ancien Régime où tout était fonction de la naissance – la fortune personnelle, la position sociale, souvent la profession. La République oppose à cela le mérite : l’état et la valeur d’un individu dépendent de ce qu’il fait et non pas de sa naissance. La réalisation de ce programme est gagée par l’égalité des chances, que la République a en dette et se propose de garantir, afin que ce soit le mérite et lui seul qui puisse faire la différence. Ajoutons le fait trivial qu’il s’agit là d’un idéal vers lequel il est convenu de tendre même lorsqu’on sait qu’on ne l’atteindra jamais complètement. La tension entre l’idéal et la réalité est ensuite le moteur de l’action ainsi que la mesure de son succès.

L’idéologie dominante a aboli ce fonctionnement en un rien de temps, lui substituant le principe de la naissance de l’Ancien Régime. La discrimination positive installe des femmes (ou des hommes) dans des positions sociales non pas parce qu’elles (ou ils) le méritent, mais parce qu’elles (ou ils) sont né(e)s d’une certaine façon. La même chose vaut pour la manière de prendre des décisions : ce n’est plus l’argument qui tranche, mais les propriétés individuelles de celui ou celle qui le produit. Il a été rappelé supra que le critique du gouvernement israélien dans certains milieux est soit antisémite soit un juif qui a un problème psychique (self-hating jew) – l’argument qu’il avance n’existe plus et n’est pas seulement évalué. Ce fonctionnement suppose que l’on identifie la personne en tant que juif ou non-juif, ce qui peut ne pas être facile. Il en va de même lorsque la question de la discrimination des femmes et de la gender balance est discutée : le même argument fait par un homme et par une femme n’a pas la même valeur – on regardera d’abord la naissance, ici la génitalité, avant de se soucier de ce qui a été dit. Ainsi un homme qui argumente contre l’idéologie dominante est sexiste, et une femme, traître de sa propre cause. Souvent on enjoint aux femmes dans ce cas d’une imaginaire solidarité féminine (alors que bien sûr il serait scandaleux que des hommes poursuivent des objectifs communs par solidarité masculine). On a vu Natacha Polony, insultée par un appel de la sorte, répondre qu’elle ne pense pas avec ses ovaires mais avec son cerveau.

La République en ce début de millénaire ne se contente pas de demeurer muette face à cette régression réactionnaire qui remet en selle la naissance, non, elle s’avilit en la faisant sienne. Il a été rappelé en section 1.2 que les quotas concernant la génitalité sont désormais inscrits dans la loi électorale sans que personne n’ose protester, ou rappeler que cela est en flagrante violation de la constitution et de l’Egalité. Le bulldozer de la bien-pensance passe, la pensée unique est coulée dans la loi.

Enfin, notons que l’idéologie dominante se veut bien sûr progressiste et ses représentants ne comprendront pas qu’on puisse dire qu’elle est réactionnaire. Or les mots réactionnaire et progressiste n’ont pas de contenu politique propre. Tout ce qu’ils veulent dire est que les protagonistes qui s’en réclament cherchent pour celui-là à restaurer l’état précédent, pour celui-ci à modifier l’état existant afin d’aller vers quelque chose de nouveau. La République a aboli l’apanage social de la naissance et ainsi est progressiste par rapport à l’Ancien Régime. L’idéologie dominante cherche à modifier l’état républicain existant pour revenir au système de l’Ancien Régime. Elle est donc réactionnaire.

9.2. Les moyens républicains ont produit des résultats spectaculaires en un temps record

Les Lumières et son produit, la République des temps modernes, ont identifié et mis en place des mesures pour lutter contre les inégalités dues à la naissance, et notamment à la classe sociale des parents. Après plus de deux siècles d’exercice, tout cela est au plus haut point trivial : l’école garantissant l’égalité des chances et l’éducation en général jouent un rôle central dans le dispositif, qui pour les enfants comme les adultes est basé sur la quintessence des Lumières, i.e. l’argument, la discussion, la persuasion. Le but affiché est de rendre la jeunesse capable de la pensée critique, i.e. de l’évaluation par leurs propres moyens de ce qui les entoure. Le racisme déclinera lorsque les citoyens auront compris qu’il est infondé et abject. Idem pour le sexisme, l’homophobie etc. Ce dispositif fonctionne sans discriminer personne. C’est la bonne voie, la seule qui n’abaisse pas l’institution au niveau de ce qu’elle est censée combattre.

Il n’est pas bien difficile de voir que les instruments qui doivent implémenter ce programme, ainsi que la volonté de les faire fonctionner, sont de plus en plus corrompus et que le dispositif central, l’école et l’instruction, est dans un état de décomposition avancé. Cela ne change rien à l’ambition, ni aux résultats obtenus.

L’idéologie dominante motive la discrimination qu’elle prône par l’impatience : le dispositif républicain qui ne discrimine personne n’irait pas assez vite. Donc il faut passer sur le corps des fondements de la République et des Lumières. Cette vision des choses relève de la propagande et ne résiste pas à un examen des faits même sommaire. Le dispositif républicain a produit des résultats tout à fait impressionnants et extrêmement rapides, particulièrement ces dernières décennies. L’égalité des femmes a été réalisée définitivement dans la loi depuis peu, mais c’est chose faite désormais. Le mouvement qui a produit ce résultat a à peine 100 ans, et donc en très peu de temps a abouti (mis à l’échelle des millénaires précédents où rien n’avait changé). La même chose vaut pour le racisme : rappelons qu’aux Etats-Unis il fallait encore faire accompagner les noirs par l’armée dans les années 50 du 20e siècle pour qu’ils puissent fréquenter l’école.

Au-delà du texte de la loi, les attitudes changent également à pas de géant sans que l’institution n’inscrive la discrimination dans son fonctionnement officiel : l’homophobie ne suscitait peu ou pas de réprobation il y a encore 20 ou 30 ans – aujourd’hui elle est beaucoup moins présente et réprimée socialement lorsqu’elle se manifeste. La présence de femmes dans certaines fonctions (chef d’Etat, professeur à l’Université, PDG etc.) ne suscite plus d’étonnement ou de commentaires. Ce qui ne veut pas dire bien sûr que l’accès à ces fonctions soit aussi facile pour les femmes que pour les hommes : le sexisme, ouvert et assumé ou inconscient et systémique, existe. Les remèdes dans le cadre du programme républicain sont connus : l’éducation encore ici qui rende les femmes (et les hommes) conscient(e)s des enjeux, des mesures qui facilitent la conciliation de la vie active et de la maternité, l’amélioration des conditions matérielles des parents isolés etc. La République n’est pas inerte et depuis longtemps a mis et met de plus en plus en œuvre une politique qui va dans ce sens (crèches, congés maternité, maintenant parental, aides pour parents isolés etc.). Ici comme ailleurs les résultats sont spectaculaires et extrêmement rapides : il suffit de comparer la situation des femmes à la sortie de la première et de la deuxième guerre mondiale avec leur position dans la société aujourd’hui.

9.3. La République qui institutionnalise la discrimination se suicide

Au-delà de ce qui a été dit supra, l’inscription par la République de la discrimination dans les textes qui régissent son fonctionnement est un acte d’auto-destruction. Car un individu qui a un comportement indésirable (conscient ou non) est une chose – une institution qui fait de ce comportement son fonctionnement officiel en est une autre. Des individus se rendent coupables de violences physiques, mais l’Etat ne les accepte pas, ne les pratique pas (la torture est abolie depuis plus longtemps que la peine de mort) et surtout ne les inscrit pas dans son fonctionnement officiel (la loi) afin de les combattre. C’est de ce refus de pratiquer le œil pour œil, dent pour dent que la République tire sa supériorité morale, donc sa légitimité, et in fine sa raison d’être. Sans cela elle ne serait qu’un acteur parmi d’autres dans l’arène de la jungle où règne la loi du plus fort. La République oppose à cela la civilisation, celle qui a atteint un degré de développement où il est entendu que répondre par la brutalité aux brutes est s’abaisser à leur état.

Il a souvent été observé que la torture que les Etats-Unis ont pratiquée à Abu Ghuraib et Guantanamo (pour ne citer que ces cas-là), ou encore le kidnapping auquel ils se sont livrés à grande échelle sur la planète entière, a détruit son autorité morale, ou ce qu’il en restait, et amunitionné ceux qui disent désormais avec raison que l’action de la République (américaine) n’est en rien différente de celle de ses adversaires (de l’Etat Islamique par exemple) : c’est la loi de la jungle et chacun se bat comme il peut, avec les moyens qu’il a.

De ce qui précède s’ensuit que le fait que des individus aient des comportements sexistes, racistes, homophobes etc., consciemment ou inconsciemment, ne doit surtout pas donner lieu à ce que l’institution inscrive dans son fonctionnement le sexisme, le racisme, l’homophobie etc. Or c’est précisément ce que l’idéologie dominante demande, a déjà obtenu pour les cas cités plus haut (loi électorale) et est en passe d’achever pour le reste. La République qui non seulement tolère cela mais promeut ce mouvement se suicide.

Enfin, elle se détruit encore à un autre niveau, pratique celui-ci plutôt que moral, en corrompant le fonctionnement de ses institutions au quotidien. Car la conséquence de la discrimination inscrite dans la règle du jeu est le dysfonctionnement généralisé : seront placées à tous les niveaux des personnes incompétentes, ou moins compétentes que leurs compétiteurs, qui n’exercent pas leur fonction à cause de leur mérite mais parce qu’ils sont nés avec une certaine génitalité.

Les exemples foisonnent tous les jours, en voici un. J’ai participé au printemps 2015 à un comité de sélection dont le but était d’embaucher dans une université parisienne un Maître de Conférences, et auquel la nouvelle loi a imposé la parité hommes-femmes pour sa composition. La première intervention lorsque le comité s’est réuni a été par un homme qui s’est déclaré parfaitement incompétent dans la discipline en question et par conséquent incapable de juger les dossiers qui allaient lui être soumis. Il était là à cause de sa génitalité : il y avait bien des femmes compétentes dans son département, mais trop de femmes étaient déjà présentes par ailleurs dans le comité. Aux yeux de tous et sans qu’il y ait la moindre ambiguïté concernant les compétences des uns et des autres, la loi a dans ce cas comme dans mille autres discriminé une femme au profit d’un homme, et fera l’inverse à d’innombrables occasions. Outre le fait qu’il est insupportable d’être discriminé, il l’est encore davantage lorsque c’est la République qui en est l’origine, plutôt qu’un individu. Et chaque fois que cette discrimination institutionnalisée aura lieu, l’institution dysfonctionnera en multipliant la corruption initiée par la loi : les membres du comité de sélection sont censés être compétents afin de pouvoir sélectionner le meilleur candidat compte tenu du profil du poste. La sélection opérée par des personnes incompétentes n’est pas de nature à garantir ce résultat.

Autre exemple de mon vécu récent : lors des élections universitaires du printemps 2016, les listes chabada imposées par la loi (hommes et femmes en alternance) ont concouru, au sein de chacun des collèges électoraux, pour les sièges à pourvoir. Dans un des collèges en question il y avait pour le périmètre disciplinaire donné (SHS) quatre sièges à pourvoir. On savait qu’il y aurait quatre listes qui se présenteraient, et deux listes qui collaboraient déjà par ailleurs considéraient la fusion. Le mode de scrutin (majoritaire au plus fort reste) fait que sauf effondrement complet d’une liste, la distribution des sièges est prédictible : chacune des listes aurait conquis un siège dans l’hypothèse de quatre listes concourantes, et si trois listes seulement s’étaient présentées deux sièges seraient allés à la liste qui serait arrivée en tête et un siège aux deux autres. Dans cette situation, il s’est trouvé que les têtes de liste des deux listes qui considéraient la fusion étaient des femmes – qui en cas de fusion auraient occupé la première et la troisième position sur la liste commune (la loi imposant la présence d’un homme en deuxième position). Il était par conséquent impossible que les deux femmes soient toutes les deux élues, même si leur liste fusionnée serait arrivée en tête et aurait remporté deux sièges. La fusion des deux listes ne s’est pas faite et les deux femmes ont été élues en tant que têtes de liste. Un argument dans les pourparlers concernant la fusion était qu’il “faut permettre à nos deux têtes de liste de se faire élire”.

Résumons-nous : la loi électorale discrimine deux femmes qui par les procédés de sélection normaux au sein des formations politiques sont jugées les plus compétentes, ou aptes, à représenter leur groupe. La loi électorale est contournée, et le paysage politique bouleversé (deux listes concurrentes au lieu d’une), afin qu’elles puissent être élues toutes les deux (reprécisons que ce n’était pas là la seule raison pour la non-fusion). On imagine les cris d’orfraie si deux hommes avaient fait la même chose : ils se seraient exposés à tous les quolibets pour s’être partagé le pouvoir au détriment d’une femme en magouillant de la pire sorte pour rendre la loi inopérante au prix de fausser la compétition électorale.

En pratiquant la discrimination, la République s’inocule l’incompétence et la corruption de ses institutions.

9.4. L’ethnicisation de la société

Enfin, il est utile d’observer le jeu de vases communicants entre ce que l’idéologie dominante a réussi à installer à la une depuis à peu près les années 80, et ce qui a disparu du radar au fur et à mesure que les particularismes ont pris toute la place. Il a été question plus haut de toute sorte de groupes définis par des propriétés de l’individu : génitalité, couleur de la peau, confession, orientation sexuelle, handicap etc. Ce qui a fait la République en revanche, et ce sur quoi elle a concentré son action pour les raisons évoquées (neutraliser les différences sociales dues à la naissance, remplacer les privilèges de celle-ci par ceux du mérite) est absent, de la discussion dans la société comme du présent texte : la classe sociale. Désormais on est homme, femme, homosexuel, lesbienne, transgender, musulman, juif, chrétien, noir, blanc, jaune ou crème – mais personne ne s’intéresse plus à la raison sociale des individus. La stratification sociale et le fonctionnement de la distribution des richesses dans la société sont au plus haut point ringardes, has-been, sentent mauvais la sueur de l’usine qui d’ailleurs n’existe plus et rappellent la politique, comble, cette politique politicienne qui n’a des solutions pour rien et s’affronte autour d’idées, de principes et de doctrines.

Ce mouvement remplaçant le social par le sociétal est décrit par l’anthropologue J.-L. Amselle, qui l’appelle l’Ethnicisation de la France. A l’évidence il ne s’agit pas de deux évolutions indépendantes qui coïncident, mais d’un seul mouvement : les particularités individuelles fleurissent parce que la question sociale, collective celle-là, a été évacuée (et vice-versa). Et comment se fait-il que la question sociale a disparu, celle qui (il est vrai avec la question de la confession) a quasiment monopolisé les agissements du monde depuis deux siècles ? On a parlé de la fin de l’histoire lorsque le mur de Berlin est tombé, voulant dire par là que le capitalisme a définitivement gagné, qu’il a été démontré scientifiquement pour ainsi dire, en tout cas par l’histoire, qu’il n’y a pas d’alternative, et que de surcroît il est un fait naturel comme l’eau et le soleil.

L’absence d’alternative, dans la réalité comme dans les esprits, ainsi que l’abolition de fait dans les pays occidentaux de la classe ouvrière par le capitalisme qui ferme les usines dans le premier monde pour faire produire dans le deuxième, troisième, voire quatrième, a ensuite vidé ce qui restait de la substance de la “gauche”. Ladite “gauche” s’est donc retrouvée nue, sans rien à vendre dans sa boutique, convertie au capitalisme et ne cherchant même plus à faire semblant de donner dans la social-démocratie. Depuis lors son étalage est identique à celui de la droite : le marché a raison et on n’y peut rien. L’ancien vecteur de l’opposition avec la droite ayant disparu, il fallait bien en développer un autre pour faire semblant d’être différent, et c’est le sociétal avec ses particularismes de groupe – le communautarisme – qui désormais joue ce rôle. Donc on n’est plus bourgeois, prolétaire, ouvrier, employé, artisan, rentier, mais homosexuel, noir, musulman, femme, handicapé, lesbienne, homme, chrétien, transgender etc. Et surprise, surprise, le capitalisme est tout feu tout flamme de ces nouvelles identités.